13
Pour parfaire sa guérison, le Grand Trésorier Khamoudi devait observer une période d’abstinence beaucoup trop longue aux yeux de son épouse. Aussi la dame Yima minaudait-elle dans les couloirs du palais à la recherche d’un mâle à la fois attirant et suffisamment discret pour ne jamais révéler leur brève liaison.
Elle bloqua le séduisant Minos qui regagnait ses appartements.
— Avez-vous terminé votre chef-d’œuvre ? lui demanda-t-elle avec un sourire enjôleur.
— C’est à l’empereur d’en décider.
— On ne parle que de vous, Minos, et de votre extraordinaire talent. J’aimerais mieux vous connaître.
— Mon travail me prend tout mon temps, dame Yima.
Elle le frôla d’un mouvement de hanches.
— Il faut aussi savoir se distraire, ne croyez-vous pas ? Je suis certaine que vous méritez mieux que les bras d’une seule femme.
Coincé dans un couloir étroit, le Crétois ne savait comment échapper à cette blondasse de plus en plus pressante.
— Ne t’approche pas de Minos ! exigea la voix cinglante de Venteuse.
Yima ne perdit pas contenance.
— Voilà notre belle princesse ! Alors, la rumeur serait exacte : tu ne t’es pas encore lassée de lui ?
Venteuse gifla Yima, qui poussa des cris stridents de petite fille affolée.
— Retourne auprès de ton mari et ne pose jamais plus les yeux sur Minos. Sinon, je t’arrache les tiens.
L’« impératrice » Tany ne supportait ni la lumière du jour ni l’obscurité de la nuit. Aussi avait-elle fait disposer autour de son lit une dizaine de lampes dont la flamme la rassurait. Les fenêtres occultées par de lourds rideaux qui ne laissaient pas filtrer le moindre rayon de soleil, l’épouse de l’empereur se sentait en sécurité. Plus jamais elle n’oserait contempler les canaux d’Avaris qu’avaient utilisés les Égyptiens pour lancer un assaut contre la capitale hyksos.
Chaque soir, la dame Tany absorbait un somnifère à base de graines de lotus broyées en espérant ne pas être brutalement réveillée par le cauchemar qui la rendait folle : une femme d’une extraordinaire beauté anéantissait l’armée d’Apophis, brûlait l’empereur de son regard, démantelait la citadelle et réduisait l’impératrice à l’état d’esclave, obligée de baiser les pieds et les mains de ses servantes.
Son lit trempé, Tany hurlait de terreur.
— Majesté, l’avertit sa femme de chambre, la dame Yima souhaiterait vous voir.
— Cette chère et douce amie… Qu’elle entre !
L’épouse de Khamoudi s’inclina devant l’obèse, calée par des coussins. L’impératrice était la femme la plus laide de la capitale et, malgré la quantité d’onguents dont elle couvrait sa peau grasse, elle répandait une odeur nauséabonde.
Mais Yima avait besoin d’elle. Bien qu’elle ne quittât plus sa chambre, l’affreuse Tany exerçait encore une influence certaine que la femme du Grand Trésorier comptait bien utiliser.
— Comment va votre santé, aujourd’hui ?
— Toujours aussi catastrophique, hélas ! Jamais je ne me remettrai.
— Ne dites pas cela, Majesté, susurra Yima. Je suis persuadée du contraire.
— Comme tu es gentille, fidèle amie ! Mais… tu sembles contrariée ?
— Je n’ose importuner Votre Majesté avec mes petits soucis.
— Ose, je t’en prie !
Yima joua à la petite fille vexée et boudeuse.
— On m’a insultée et traînée plus bas que terre.
— Qui donc ?
— Quelqu’un de très important, Majesté. C’est pourquoi je n’ai pas le droit de révéler son nom.
— Ne me contrarie pas, Yima.
— Je suis si gênée…
— Ouvre ton cœur, ma douce amie.
Yima baissa les yeux.
— C’est le peintre Minos. Il a des allures d’enfant timide mais, en réalité, c’est un horrible bouc ! Jamais un homme ne m’avait traitée de la sorte.
— Tu veux dire que…
Yima hocha affirmativement la tête, Tany l’embrassa sur le front.
— Pauvre chérie ! Raconte-moi tout.
Aidée par l’intendant Qaris, Téti la Petite tenait à se rendre à la salle du conseil où étaient réunis l’amiral Lunaire, le supérieur des greniers Héray, le chancelier Néshy et les deux commandants des troupes d’élite, le Moustachu et l’Afghan. Comme le jeune roi Amosé, ils avaient le visage grave.
Ahotep aida sa mère à s’asseoir.
— Les nouvelles du Port-de-Kamès sont mauvaises, révéla la reine. Les soldats sont déprimés, et même le gouverneur Emheb ne parvient plus à leur redonner courage. Dès la première offensive hyksos, ce sera la débandade. C’est la raison pour laquelle il m’apparaît indispensable de renforcer le front avec la quasi-totalité de l’armement dont nous disposons.
— Notre flotte est loin d’être reconstituée, rappela le chancelier Néshi. Si nous envoyons nos bateaux et nos troupes au Port-de-Kamès, Thèbes restera sans défense.
— Seulement en apparence, rectifia Ahotep, car les Hyksos ne perceront pas nos lignes, à condition que nous ayons le temps de les consolider. Et s’ils y parviennent, c’est que nous serons tous morts. Mais te voilà devenu bien prudent, Néshi ; naguère, tu aurais été le premier à approuver cette stratégie.
— Je l’approuve, Majesté, et sans la moindre réserve. Entourer Thèbes d’une muraille ne servirait à rien. Il est indispensable, en effet, de prendre un nouvel élan et de porter le conflit le plus loin possible vers le nord, quels que soient les risques.
Peu à leur aise dans les joutes oratoires, l’Afghan et le Moustachu se contentèrent d’acquiescer. À l’idée de piétiner du Hyksos, ils oubliaient l’évidente supériorité de l’adversaire.
— La reine Ahotep a raison, déclara Téti la Petite. Il faut éloigner le danger de Thèbes et protéger la personne de Pharaon qui doit croître en sagesse, en force et en harmonie.
Du regard, le jeune Amosé fit comprendre à sa mère qu’il n’avait rien à ajouter.
— Héray et Qaris, précisa Ahotep, vous êtes chargés de la sécurité du pharaon. Vous disposerez de la garde habituelle du palais et de renforts que je choisirai moi-même. Si nous sommes vaincus au Port-de-Kamès, un pigeon messager vous fera parvenir l’ordre de partir avec le roi afin qu’il puisse continuer la lutte.
L’œuvre était si effrayante que Minos n’osait pas la contempler. En se faisant violence, il avait réussi à rendre insupportable le regard des griffons. On aurait juré que les deux monstres encadrant le trône de l’empereur étaient prêts à bondir et à déchiqueter quiconque tenterait de s’en approcher.
— Encore un petit effort, exigea la voix rauque d’Apophis, et ce sera parfait. Dans l’œil gauche, il manque cette nuance de cruauté qui rendra mes deux gardiens tout à fait impitoyables.
Après avoir avalé sa salive, le peintre posa la question qui le hantait.
— Quel sera mon prochain travail, seigneur ?
— Toi et tes compagnons, vous décorerez les palais des villes du Delta. Grâce à vous, les dieux de l’Égypte disparaîtront les uns après les autres. Partout, on subira les épreuves du taureau et du labyrinthe, et nul ne songera à se révolter contre moi.
Ainsi, l’empereur laissait la vie au peintre afin qu’il continue son œuvre de propagande. Minos ne reverrait jamais la Crète.
Abandonnant l’artiste, Apophis gagna la petite pièce creusée au centre de la forteresse. Nul ne pouvait entendre ce qui s’y disait.
L’empereur s’assit lourdement sur un siège en bois de sycomore.
Deux gardes introduisirent l’amiral Jannas.
— Referme la porte, Jannas.
Malgré son habitude des combats et de la mort, l’amiral était impressionné par le lieu et par cet homme qui savait se servir de sa laideur comme d’une arme menaçante.
— Es-tu satisfait de notre nouveau dispositif de sécurité, amiral ?
— Oui, seigneur. Plus aucun raid égyptien ne pourra réussir, Avaris est hors d’atteinte.
— Mais cela ne te suffit pas…
— En effet. J’estime toujours nécessaire d’attaquer le front ennemi, de l’enfoncer et de détruire Thèbes.
— L’heure est venue, Jannas. Lance une première vague d’assaut.